Silvano

J’essayais de digérer les boulettes de viande en sauce tomate du traiteur en regardant une émission spéciale de mon jeu préféré quand quelqu’un sonna à la porte. Je me levai à contrecœur pour aller ouvrir. Ce soir-là, à la place des concurrents normaux, il y avait des personnalités du spectacle. Ils ne savaient pas répondre à la plupart des questions, mais ils étaient habiles et amusants dans la transformation de leur ignorance en spectacle. Lorsque je découvris que c’était Ivana Stella qui sonnait, je fus moins énervé par le dérangement. La soirée pouvait se révéler intéressante.

— Comment ça se fait que tu arrives à cette heure-ci ? lui demandai-je. Ta fille t’a laissée sortir ?

Mme Tessitore n’était pas d’humeur à plaisanter.

— Je sors juste du commissariat, pas de chez moi. Un certain commissaire Valiani m’a convoquée pour savoir si j’avais passé un certain après-midi ici, en ta compagnie. Comment as-tu pu m’humilier de la sorte ?

Je lui offris un grand verre de cognac.

— J’avais besoin d’un alibi. Ce policier croit que je suis impliqué dans la disparition du couple Siviero.

— Je sais. Il m’a demandé si je les connaissais ou si j’en avais entendu parler par toi. Mais tu n’avais pas à m’impliquer. Quelle honte ! J’ai dû admettre qu’on a eu un rapport sexuel.

— Tu as dit la vérité. Et maintenant, arrête d’en faire tout un plat, il s’est rien passé de grave.

— Pour toi, peut-être. J’ai dû répondre à des questions très intimes.

— À savoir ?

— Ce Valiani m’a demandé comment et quand on s’est rencontrés et il a aussi voulu savoir si c’est la première fois que je venais chez toi. Et surtout, si c’est toi qui me l’avais demandé.

Malin, le commissaire. Il se doutait que j’avais utilisé Ivana Stella comme alibi.

— Il t’a demandé autre chose ?

— Pourquoi, ce n’est pas assez ?

— T’en fais un peu beaucoup pour une amie des taulards. Tu devrais pourtant savoir comment ça marche dans ce milieu.

— Je n’aime pas ce ton. Au lieu de t’excuser de m’avoir mise dans une situation embarrassante, tu te fous de moi et de mon œuvre de bénévolat.

— Mais quelle œuvre ? T’es qu’une frustrée qui passe son temps à faire des BA pour donner un sens à ta vie, vu que ta vie conjugale a été un véritable désastre.

— Je ne te permets pas de m’insulter.

— Ferme-la ! T’as pas été capable de garder ton mari parce que tu sais pas satisfaire un mec. Et maintenant, même les détenus te suffisent plus, faut aussi que tu picoles.

— T’es monstrueux. Je pensais que tu m’aimais.

— Déshabille-toi et tu verras comme je t’aime.

Elle ramassa son sac et se dirigea vers la porte.

— Je m’en vais.

— Passe cette porte et tu me revois plus.

Elle eut un instant d’hésitation.

— Je ne reste que si tu changes d’attitude.

— Mais certainement. Pour l’instant j’ai qu’une envie : coucher avec toi.

— Moi pas.

— Alors la sortie, c’est par là.

— Je t’en prie, ne me traite pas comme ça.

— Et toi, me fais pas perdre mon temps.

Elle s’assit à nouveau sur le canapé et se servit du cognac.

— Parlons, Silvano.

— Avant, déshabille-toi.

— Non. Je veux savoir ce que tu as à voir avec la disparition des Siviero.

— Ça te regarde pas.

— Je peux savoir pourquoi tu es si agressif avec moi ?

Je me suis levé d’un bond et suis allé prendre mon dico. Je l’ai feuilleté jusqu’à ce que je trouve ce que je cherchais.

— La peine, me mis-je à lire à voix haute, est une sanction prévue par la loi à titre de réparation ou de punition pour une action jugée répréhensible et proportionnelle à la gravité de celle-ci. Synonyme : châtiment, punition, sanction, pénitence… T’as compris ? La prison, c’est un lieu d’expiation où il y a des règles, les détenus ont des droits et des devoirs. Nulle part, c’est écrit que la peine prévoit la consolation. Ça, c’est réservé uniquement à ceux qui souffrent des actions des criminels.

Je criais et tremblais de colère. Ivana Stella me regardait avec épouvante. Je sortis d’un tiroir les photos de Clara et d’Enrico et les lui mis sous le nez.

— Regarde leurs thorax ouverts, vides et noirs. Après l’autopsie, leurs organes ont été remis dedans n’importe comment et leurs corps recousus à la va-vite avec un gros fil de nylon. Personne m’a jamais consolé pour ça. Les paroles de réconfort ont jamais dépassé l’évidence. Celle-là même qui t’insulte et te griffe l’esprit jusqu’à te rendre fou de douleur. Et de rage.

Je n’avais plus de souffle. Ivana Stella était stupéfaite.

— Calme-toi Silvano, je comprends…

— Non, tu comprends rien, l’interrompis-je. Sinon, tu serais pas du côté des taulards mais des victimes.

— La prison rend les gens pires que ce qu’ils sont, dit-elle d’un ton calme. Nous essayons de les aider à comprendre leurs fautes pour qu’une fois libres, ils ne commettent plus de crimes. Voilà tout.

— Et nous ?

— Vous, les victimes, vous avez eu votre justice au procès. C’est pour ça que la loi existe. L’État ne peut pas t’aider à dépasser ta douleur, mais les individus si. Et moi, je voulais rester près de toi aussi pour ça. Mais surtout parce que je suis tombée amoureuse de toi. Tu me semblais être quelqu’un d’unique. Mais au lieu de ça, tu n’es qu’un faux jeton et un malade.

Elle se leva et prit son sac.

— Tu t’es servi de moi, tu as profité de moi. J’espère seulement que tu n’es pas impliqué dans l’affaire des deux disparus.

— Je deviendrais peut-être un de tes protégés.

Elle soupira. Elle paraissait vieille et lasse.

— Fais-toi soigner, Silvano. Il n’est peut-être pas trop tard.

J’étais déçu. Je n’avais pas réussi à punir Ivana Stella mais seulement à la faire souffrir. Elle m’avait tenu tête et je m’étais rendu ridicule avec ces vulgarités sur le sexe. La colère m’avait amené à me découvrir et à lui montrer les photos des autopsies. Je n’avais pas à le faire. J’avais manqué de respect à Clara et à Enrico.

Je pris la bouteille de brandy Vecchia Romagna. Je mis mon casque et me mis à écouter les chansons des Pooh que ma femme aimait tant. Ma femme, mon amour, la mère de mon fils. J’essayai de résister à l’alcool mais, à un moment donné, il m’assomma comme si j’avais reçu un coup de matraque.

Je me réveillai le lendemain matin avec un visage sale de vomi desséché. Avant d’entrer dans la douche, je lavai le sol.

Quand j’ouvris mon magasin, Valiani était déjà là à attendre, il voulait jouer avec mes nerfs, mais moi, je n’étais pas un de ses repris de justice.

— Je me suis fait ma petite idée, dit-il en cherchant son briquet dans une de ses poches. Je crois qu’Oreste Siviero avait préparé la part du butin qui revenait à son complice. Et vous savez pourquoi ? Je suis allé relire les interrogatoires d’il y a quinze ans. Beggiato a toujours soutenu qu’il ne pouvait pas balancer le nom de son pote parce que ce dernier devait garder son argent qui, il est vrai, était autant en sécurité que dans une banque parce que Siviero ne pouvait pas le doubler. Beggiato aurait pu mal le prendre et le dénoncer.

— Vos théories sont toujours fascinantes, commissaire. Mais qu’est-ce qu’un pauvre type atteint d’un cancer et voué à mourir d’ici deux ans peut bien en faire, de tout ce fric ?

— C’est une chose de mourir pauvre, c’en est une autre de mourir plein aux as. Et puis, il suffit de connaître la mentalité des détenus. Beggiato s’est accroché à ce rêve de récupérer tout cet argent depuis quinze ans. L’avoir à sa disposition, ne serait-ce qu’un petit moment, l’aurait fait se sentir mieux.

— Vous en parlez comme si vous étiez certain de l’existence de cet argent.

— Une conviction basée sur des preuves sûres, cher monsieur Contin. En examinant les relevés téléphoniques de la blanchisserie, j’ai repéré un numéro du canton de Ticino appartenant à un receleur connu qui, pendant son temps libre, fait aussi du change pour le milieu.

— Du change ?

— Imaginez que vous ayez des euros à échanger vite fait. Lui, il se prend dix pour cent et en échange il vous donne des dollars. Ou d’autres monnaies. Mais dans notre cas, c’était des dollars. Ce sont mes collègues de Lugano qui me l’ont confirmé.

— Et je parie que ce détail, vous l’avez aussi caché à vos collaborateurs.

— Tout juste. Et je suis certain que ces beaux dollars bien craquants sont maintenant en votre possession et j’ai pensé qu’ils seraient pas les plus mal venus pour fêter mon départ en retraite.

— Je me trompe ou vous êtes en train de me faire une proposition ?

— La meilleure de toute votre vie. Mon silence en échange de l’argent.

— Sinon vous m’arrêtez ?

— Le juge serait sûrement d’accord pour estimer qu’il y a suffisamment d’indices pour justifier un mandat d’arrêt. Le sang et les empreintes, c’est très mauvais pour vous.

— Je doute que vous réussissiez à convaincre une cour d’assises. Vous n’avez pas de cadavre et peut-être qu’il n’y a pas eu meurtre. Peut-être que Siviero a mis sur pied cette mise en scène pour disparaître avec l’argent de Beggiato.

— Dans les tâches de sang au plafond, la police scientifique a retrouvé aussi des microtraces de matière cérébrale. Aucun doute donc qu’il s’agisse d’un double meurtre. Actuellement, on recherche les deux corps. Vous pourrez le lire dans les journaux de demain.

— Et quand est-ce qu’ils auraient été tués ?

— Le jour même de leur disparition.

— Mais j’ai un alibi.

— Mme Tessitore est restée avec vous dans l’après-midi. Vous pourriez les avoir tués après ou tout de suite avant. On aura besoin des corps pour connaître l’heure de la mort. Mais je reconnais que ce que vous appelez vous-même un alibi pourrait mettre l’accusation en sérieuse difficulté.

— C’est ce que je pense aussi. Un honnête citoyen ne flirte pas avec une femme le jour d’un double meurtre qu’il a prémédité.

— Les autres éléments sont si solides que vous irez de toute façon au tribunal.

— Non, je crois pas. Je suis Silvano Contin, l’homme à qui on a tué femme et enfant.

— Et vous pensez vraiment que ça vous rend intouchable ? Je vous conseille de bien réfléchir à ma proposition. C’est votre seule planche de salut.

Je restais à l’observer tandis qu’il s’éloignait en traînant les pieds. Son talon gauche était plus usé que le droit. Typique de ceux qui souffrent de sciatique. Les chaussures en racontent beaucoup sur ceux qui les portent. Avant tout, train de vie et classe sociale. Celles de Valiani, une paire de mocassins noirs à lacets, ne devaient pas coûter plus de quarante euros. Il avait raison : un peu d’argent serait le bienvenu.

L'immense obscurité de la mort
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